interdit de ne pas fumer ! 
– Ou comment se faire tabacer  

 Jean-Luc Gouin

[Mise à jour d'un texte initialement publié, en tout ou en partie, dans les Voir de Québec et de Montréal, au fil des événements de l'Université Laval et dans la revue info-tabac]

« J’veux pas écoeurer les fumeurs! »
Un restaurateur local de grande surface, 
non intéressé à offrir une section pour non-fumeurs.

Bannir plus solidement le tabagisme au sein de la vie publique. Tel est assurément, par le biais de la toute récente Loi sur le tabac, le louable objectif du Gouvernement québécois. Or comme l'application de celle-ci se révèle singulièrement laxiste, au moins pendant quelques années, voire une décennie complète, je désire mettre ici en lumière une autre dimension du phénomène tabageur (comme on dirait tapageur) de manière à tenter de franchir le mur des réfractaires, dans le milieu de la restauration en particulier. Et ce en m'adressant à l'intelligence de ces derniers ainsi qu'à ...leur portefeuille. De fait, je n’épiloguerai pas longuement sur la chose. J'opposerai un seul contre-exemple aux arguments des “maçons”: moi-même comme instance particulière au sein de la généralité.

« On perdra des clients, c’est de l’intolérance, le “droit”! des fumeurs... » et tutti quanti. Je suis personnellement un gourmand gourmet qui apprécie la bonne chère. Une forte proportion de mon budget a toujours été allouée à la restauration hors de mon domicile. J’ai habité l’Outaouais et la région de Montréal, espaces urbains qui somme toute respectent assez bien les non-fumeurs. Depuis que j’habite la région de Québec, je ne vais pratiquement plus au restaurant (c’est le même phénomène, sauf nécessité, lorsque je vais en province, incluant les grandes villes régionales : Sherbrooke, Trois-Rivières, Rimouski, Matane, Chicoutimi...). Pourquoi? Parce que le respect des non-fumeurs n’y existe (ou existait?) pas. Ou si peu. Québec est une authentique ville gastronomique, réputée internationalement. Et il me tarde d’en profiter : j’y demeure depuis dix ans! Or si l’on ne veut pas être embarrassé par la fumée, à peu de chose près il faut se contenter de « Macdonald’s » ou quelque autre chaîne à consommation rapide. J’admets que « Pacini » n’est pas épouvantable, mais tout de même... (d’autant plus qu’on ne sait pas bien, là comme en bien d’autres endroits, qu’il existe de la musique et des chansons autres qu’anglo-américaines. Mais ça, c’est un autre problème).

J’aimerais bien aller voir certains spectacles aussi, au « Bar Auteuil », « Chez son Père », au « Capitol » ou ailleurs. Mais j’ai la gorge en feu au bout de 15 minutes, et je dois tout ficher dans la laveuse – moi inclus – au retour à la maison, parce que j’empeste la fumée des chaussettes aux cheveux... Et je ne parle même pas de l’essentiel : mes poumons – l’organe premier, fondamental, de la vie, avant même le coeur qui propulse le sang ou l’estomac qui assimile les aliments.

Je suis du nombre des quasi 70% de Québécois qui ne fument pas. Je n’ai jamais compris – sur un plan strictement “affaires” – comment il se fait que les restaurateurs n’en ont pourtant que pour la minorité restante. Ils observent leur clientèle, ils “constatent” qu’elle est passablement fumeuse et concluent par un: « Donc..! » Argument fumeux : ils n’ont jamais saisi que leurs établissements sont bourrés de non-fumeurs absents ! Comme moi. C’est phénoménal, mesdames les tenancières, messieurs les tenanciers, les sommes que vous m’avez fait économiser depuis que j’habite Québec. Vous m’avez littéralement forcé, à mon corps défendant, à cuisiner mes repas. Aujourd’hui, c’est devenu une habitude de me sustenter chez moi. Et ma bibliothèque est beaucoup mieux garnie. Car voyez-vous, votre inhospitalité m’a jeté dans les bras de ma libraire (sous la couverture, oserais-je dire). C’est là dorénavant que vont mes économies de restaurant...

On a fait grand cas des droits des fumeurs. L’invraisemblable, c’est que les non-fumeurs, eux, n’ont jamais eu jusqu'à ce jour de véritables droits. Un seul fumeur dans un endroit clos fait la loi aux sept, vingt ou trente personnes qui l’entourent – dans une épicerie, par exemple, ou dans l’immense majorité des centres commerciaux, étouffants, du Québec. À qui j’impose mes préférences, moi, lorsque je ne fume pas ??? On a détourné de fort malveillante façon la dimension juridique et “chartiste” en cette affaire. Les non-fumeurs se fichent complètement des fumeurs (au sens où ce n’est nullement une préoccupation), même si une partie des impôts des premiers va au traitement des emphysèmes et des cancers des seconds. Le bât blesse lorsqu’on leur demande – à nous, à moi – de fumer avec eux comme ...sur le plateau parisien du «Cercle de Minuit».

Les restaurateurs sont affectés d’une myopie extraordinaire. Ils boudaient les deux tiers de la population pour préserver leur petit 31%. Or plutôt que de craindre des pertes de revenus consécutivement à cette Loi sur le tabac, songez donc à ce que vous perdiez d’ores et déjà, depuis longtemps, par votre propre incurie. Par ailleurs, croyez-vous sérieusement un instant que les fumeurs vont désormais se terrer dans leurs quartiers, et demeurer enfermés entre les quatre murs de leurs appartements ? N’ayez crainte : leurs propres enfants ne manqueront pas, aussi, de faire respecter leur droit inaliénable à des poumons bien roses. Et les (maintenant discrets) tabageurs s’engouffreront de nouveau dans vos établissements de consommation.

Dans quelques années, concitoyens grilleurs, vous ne direz plus, comme dans la chanson de « Beau Dommage », que vous étiez niaiseux en ‘67 de porter des fleurs dans les cheveux. Vous direz probable­ment que vous êtes plus beaux, mieux dans votre peau, moins sans-le-sou aussi; que votre nourriture n’a plus cet arrière-goût de cendrier et que... le baiser est (re)devenu délicieux. Voire bellement délitieux.

Par conséquent, avec un tantinet de réflexion vous comprendrez certes qu’il est plus que temps désormais, messieurs/dames les restaurateurs, de retirer l’affiche-fantôme que vous disposez systématiquement à la vue – au nez surtout – de chaque client qui entre en vos établissements : « ici il est interdit de ne pas fumer ».

Québec, Janvier '00
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