« En passant... »

LA SLUSH, PRODUIT BIEN DE
CHEZ NOUS… À «RÉCUPÉRER»! – (1re partie) 

v    Réflexion sur l'hiver et sur la langue, ou vice versa… 

À l'aube de son ixième[1] hiver, qu'il va passer comme toujours au nord du 45e parallèle, le Québécois «habitant» de cœur-mais-citadin de facto que je suis se prépare mentalement, machinalement presque, à affronter de nouveau certaines réalités moins «plaisantes»… et j'ai nommé…

… la bise cinglante et mordante – disons plutôt les «frettes noirs»… 

… ces «apoétiques» et indigestes averses de neige, légères ou abondantes, dont se gargarisent à l'envi les météorologues esserciens (c.-à-d. de la SRC – Société Radio-Canada), eux qui, se réclamant à tour de bras du très regretté Alcide[2], n'hésitent point à lever le nez sur «nos» bonnes vieilles chutes de neige d'antan, tellement plus évocatrices… 

… les botterleaux (prononcer BOTTEURLO), grosses godasses inélégantes qui vous transforment en Achille-au-pied-lourd dans de le temps de les enfiler… 

… le pelletage «pis» le grattage… 

… l'ensoleillement distillé au compte-gouttes… 

… l'«encabanement» forcé grâce auquel l'homo quebecensis modernus, ce «câblé» ou «soucoupé» irréductible doublé d'un virtuose du zapping ou «saute-bouton», peut s'enorgueillir du titre ronflant de Roi des «téléphages affalés» (traduction libre de ce que nos Amerloques de voisins d'en bas, eux-mêmes de fervents adeptes de la religion cathodique, appellent plus familièrement des couch potatoes)… 

… l'apeurante et honnie poudrerie hululante (phénomène météo défini sous l'entrée blizzard dans les dicos de la francophonie dite «bien-parlante») qui, parvenue au bout de son vent, nous laisse haletants et pantelants, de la neige jusqu'au cou. Ouais! parlons-en de la «fâmeuse pourderie» (sic)! Loin de se contenter de nous aveugler et de couvrir tous les sons et bruits ambiants de son sifflement tantôt grave, parfois aigu, elle efface les routes, avalant goulûment certaines formes pour en créer de nouvelles, s'amusant à refaire le paysage, à en redessiner les contours et, du même souffle, à y semer l'anarchie. Une fois noyés tous les repères, gommées ou nivelées toutes les aspérités, une fois littéralement arrondis tous les angles, il s'agit comme de juste de s'attacher à restituer à l'environnement son apparence «humaine». Tandis que les pantouflards indolents qui se piquent de poésie appréhendent leur «réel enneigé» à travers vitre givrée, les pieds bien au chaud sur la «bavette» du poêle à bois, les hommes d'action, eux, dans leur vaniteux souci de ne point demeurer en reste avec Dame Nature, s'acharnent à en reproduire mécaniquement les congères échouées çà et là, poussant la prétention jusqu'à rebaptiser bancs de neige leurs «créatures», amoncellements sans fin ni début formés sur le mode rectiligne ceux-là, puisque réalisés à grand renfort de charrues (chasse-neige, est-on censé dire en «vrai» et en «bon» français) le long des boulevards et des avenues… 

– Mais je m'égare… Vivement que nous arrivions au terme de la récitation de ce chapelet d'horreurs, car au royaume de la cryogénie «naturelle» qu'est le Québec en vertu de ses –20 °C à répétition pèse la menace constante de l'irréversible engourdissement des sens! Une saison de cet acabit, voyez-vous, c'est toujours trop long, que l'on se trouve en plein dedans, pour de vrai, à se les congeler joyeusement, ou qu'on ne fasse qu'en causer comme ça, au coin du feu ou sous un parasol : d'où la nécessité de faire court. À trop m'étendre sur les affres du froid, ne risqué-je point de vous roidir avant que d'achever mon propos? Or, je vous veux «tout à vous», c'est-à-dire dispos sans être trop «frais», pour me suivre jusqu'au point final dans mes circonvolutions verbales. – 

… enfin donc, cerise molle sur gâteau glacé, la maudite slush, sempiternel aria s'il en est, et qui fait l'objet principal de la présente lamentation ou séance de défoulement. 

Alors, qu'en pensez-vous? Pas mal comme tableau, hein? Presque exhaustif et, en tout cas, très révélateur, sinon joliment déprimant! 

Pour moi, il importe de le préciser d'entrée de jeu, la slush, c'est l'ennemie suprême, zi ê-nemy, comme diraient si bien les Hexagonaux[3] qui tâtent de l'idiome shakespearien à temps perdu. En effet, non contente d'écorcher mes oreilles de francophone, qui en ont entendu bien d'autres pourtant, la slush frigorifie mes pieds de marcheur quatre-saisons, elle bâillonne sans ménagement mon âme de poète du dimanche (dites, il est passé où, le blanc?!), elle oblitère mes plus beaux souvenirs d'hiver, elle fait passer le regretté Bing Crosby pour un visionnaire ("I'm dreaming of a white Christmas", qu'il «trémolait», le crooner)… Ah, la slush! N'en jetez plus, la rue est pleine… 

Mais ce n'est pas tout! C'est encore elle, la slush, qui, aux intersections, me contraint à des grands écarts «liftés» ou à des jetés non battus à faire rougir d'envie les plus élastiques et les plus aériens des émules de feu le divin Noureev, encore elle qui me ronge et me gruge… au physique (témoin ces impériales bottes de cuir, irrémédiablement «mangées», qui m'avaient pourtant «coûté un bras[4]» : c'est loin de me faire une belle jambe, je vous prie de m'en croire)… comme au moral (le drabe, même foncé, cela vous est d'un mortel achevé). Elle est partout, j'vous dis, la vilaine! C'est pas d'la frustration carabinée, non, n'ayez crainte, uniquement une «froide» constatation fondée sur du… fondant. 

En un mot comme en cent, vous l'aurez j'espère deviné, j'exècre la slush, oui, j'abhorre à m'en confesser cette brunâtre «vichyssoise» par trop salée dont on nous gave bon hiver, mal hiver. 

Rassurez-vous pourtant : comme tout un chacun, je demeure éminemment sensible à la splendeur onirique des blancs paysages figés par la froidure… beautés qu'ont d'ailleurs fort bien su mercantiliser les vendeurs de cartes de Noël. Ouais! moi itou, j'arrive à trouver un certain charme à ces généreux épanchements hivernaux qui, en notre pays, ont nom «bordées»; c'est beau, la neige… je veux bien… mais uniquement quand ça tombe ou que ça vient tout juste de tomber, c'est-à-dire avant d'être pris en charge par l'andropolis (homme de la ville) et sa titanesque machinerie – l'opération déneigement est las devenue chez nous un contre-la-montre effréné dans lequel se trouve engagée une armada de «monstres d'acier» aux noms plus ou moins évocateurs… suivant, par exemple, que l'on parle de la souffleuse à Joël Le Bigot ou de la fraiseuse de m'sieu Beaudry[5], lesquelles, pour comble de bizarrerie, sont de fait une seule et même machine… embourbée dans une querelle oiseuse de linguistes pas plus patentés que «patenteux».  

Qu'on se le dise : le -neigement à tout prix, assorti comme il se doit d'un épandage abusif de gros sel, c'est une forme non subtile, quasi brutale, de négation de l'hiver, et il ne sert de rien au barde de chanter sa complainte à l'heure même où moult convois déblayeurs le disputent en «tonitruance» l'un avec l'autre. Hors campagne donc, «le beau manteau d'hermine» ne fait pas de vieux os, si je puis dire; en effet, on s'empresse toujours de «déguiser» outrageusement la ville en l'affublant d'une longue cape brune enveloppante : franchement «dégueu» cela est… et ô combien salissant! 

Où diantre veux-je en venir? À ceci : soucieux de faire quelque chose, n'importe quoi en vérité – fût-ce me couvrir de ridicule –, pour «aider la pilule à passer», je souhaite donner un nom français à l'objet d'une détestation que je sais collective. La slush, à la fois omniprésente et virtuellement impossible à faire disparaître du paysage urbain, ne «mérite»-t-elle pas de se voir gratifier d'une appellation bien de chez nous, franco-québécoise jusqu'à la moelle? Enfin «naturalisée» à 100 %, elle nous semblera peut-être un peu moins antipathique, cette slush de malheur. Car, il faut bien le dire, la meilleure façon d'apprivoiser l'«effrayant», c'est encore d'y trouver un nom, si possible une désignation qui fasse vraiment couleur locale; j'en veux pour preuve le fabuleux monstre du loch Ness, qui, du jour où l'on se décida à l'appeler affectueusement «Nessie», perdit pas mal de sa superbe, cessant du même coup d'être affreux et terrible aux yeux des touristes… à la plus grande joie du président de la Chamber of Commerce de l'endroit, of course! Ah! le vil appât du lucre! 

Mais, trêve de digression! Revenons incontinent à nos moutons, que dis-je? à notre slush bien-haïe. Voici donc sans plus tarder le message que je tiens à livrer à mes congères, oups pardon! à mes congénères à l'approche de la froide saison : 

« Compagnes et compagnons d'infortune, permettez-moi de vous présenter une vieille "amie" qui, il n'en tient qu'à vous, répondra désormais au nom de fr… (mienne "trouvaille" dont le nom complet vous sera divulgué plus loin (la semaine prochaine), suspense oblige – faut savoir faire languir le lecteur, paraît-il, "si tant est qu'il n'ait point décroché après trois paragraphes", d'ironiser "les ceusses" qui ne prisent ma prose logorrhéique et alambiquée à souhait). 

 « Fr…?"Qu'est-ce que ça peut bien manger en hiver?" ne manquerez-vous pas de vous demander in petto. Eh bien! la liste des victimes est longue : nos bottes de cuir, nos bas de pantalons, nos métalliques carrosseries (il est évident que je fais ici allusion à nos "chères" voitures), l'asphalte de nos rues, notre moral à tous, etc. Puisse le court texte qui suit être considéré comme une modeste contribution à notre effort d'appropriation, ou plutôt de récupération en matière culturelle, récupération qui, en l'espèce, passe nécessairement par la francisation des moindres composantes de notre environnement…, y compris la slush, cette "mal-baptisée" notoire qui court les rues et pousse l'audace jusqu'à faire le trottoir! » (à suivre) 

Jean-Paul Lanouette, traducteur agréé (OTTIAQ – no 892)
jplanouette@sympatico.ca 

[1] … de son 54e hiver. Pourquoi le cacher? Après tout, je n'ai pas la moindre raison de faire le coquet!

[2] Alcide Ouellet, tout premier vrai «monsieur Météo» à la radio!

[3] On aura reconnu là nos très chers et, partant, impayables cousins d'outre-Atlantique, les Français, orgueilleux habitants de… l'Hexagone.

[4] Anglicisme insidieux mais parfois commode (!), que j'utilise ici aux fins d'un simple effet de style (bras… jambe), et qui se peut corriger par «coûter la peau des fesses» ou «coûter les yeux de la tête».

[5] Personnage plutôt controversé qui rêvait tout haut et par écrit de substituer, dans notre vocabulaire usuel de l'hiver, les ineffables termes de fraiseuse et de congère à ceux, plus prosaïques mais mieux appréhendés, de souffleuse et de banc de neige, M. Beaudry a hélas «passé la plume à gauche». Celui-ci nous quittait alors pour un monde sans doute meilleur où, en tout cas, les souffleuses / fraiseuses sont inutiles, faute de bancs de neige / congères!

vendredi 29 novembre 2002