Avoir
soif, quelle horreur! – Aller au-devant
de ses besoins, toujours, c'est-à-dire en prévenir les manifestations…
Mais pourquoi donc?!?
Trop à l'écoute de sa petite personne, on risque fort de ne pas
entendre ce qui se passe autour de soi, de ne pas le voir non plus. Je
vous le demande : traîner sa bouteille d'eau partout, dans le métro,
dans les salles de cours, au cinéma, en entrevue – jusqu'au bord de la
piscine… pour un entraînement léger de vingt minutes à peine –, s'y
accrocher comme à une bouée salvatrice, tel le nourrisson soudé nuit et
jour à son biberon ou à sa «suce» (tétine), c'est-y encore in,
je veux dire toujours aussi «vachement tendance»? Faut le croire! En
effet, il n'est que de constater le nombre incroyable de «desséchés»
en puissance qui n'osent se déplacer d'un poil sans avoir à la main, ou
à portée de celle-ci, leur sacro-saint contenant de H2O, je
veux dire leur mini-bouteille d'aqua pura de marque. C'est à se
demander si le Sahara ne serait pas à nos portes : après le virus du
Nil, voici la désertification!?! La nouvelle règle, ou plutôt le must
des branchés de tous acabits : « La gueule au goulot à gogo! » ou
boire pour le cas où l'on aurait soif dans deux minutes. Franchement,
Armand!
Malheureux, ne réalisez-vous point que de devancer l'apparition
d'un besoin, c'est s'empêcher de ressentir à plein la satisfaction dudit
besoin? Je m'explique : boire avant d'avoir vraiment soif, c'est
s'interdire le plaisir d'une bonne gorgée d'eau fraîche dans un gosier
sec. C'est pas du masochisme, oh que non! bien au contraire! C'est l'art
de jouir, point à la ligne. C'est aussi le désir de ne pas être esclave
de sa carcasse, de sa «viande». Si vous voulez savoir, le dieu «corps» commence à me faire
suer royalement! J'en ai presque soif… Pour accéder
à la réflexion dans ce qu'elle a de plus élémentaire, il faut savoir
s'affranchir de ses besoins primaires, transcender les inclinations et
pulsions de son enveloppe charnelle. L'homme trop soucieux de se désaltérer
par avance ne saura jamais ce que c'est que d'avoir soif pour de vrai, il
n'aura pas la moindre idée de ses limites physiques et psychologiques,
sans compter qu'il manquera un chapitre important au livre de ses expériences!
Quoi qu'il en soit, lorsque l'on en est au point où l'idée même de soif
vous assèche le «gargoton» en moins de deux coups de pédale, il y a de
sérieuses questions à se poser, non? La peur d'avoir peur, la voilà,
l'ennemie suprême, et il ne faut pas la chercher ailleurs que dans sa
propre cour. Pas besoin d'ailler en Irak pour ça! Une simple
introspection suffira amplement.
La moindre sensation d'inconfort (chatouillement, picotement,
pincement, et autres titillations…) est désormais à proscrire, littéralement
out. Or, la fourchette
sensorielle s'en trouve réduite au max; la seule appréhension du désagrément
devient plus lourde à porter que le désagrément lui-même, la peur de
la douleur se fait plus aiguë, plus mordante que le plus petit «mal-être»
imputable à la faim, à la soif, à quelque envie, quoi!
Boire de peur d'avoir soif, manger avant d'avoir faim, baiser sans
en avoir vraiment envie (ou sans amour, mais ça, c'est une tout autre
histoire!), ainsi se décline le triste credo
d'une génération de boit-sans-soif qui aspirent au confort «tôtal» de
leur être. Chouchoutés depuis qu'ils ont la couche au cul, ils ont eu très
rarement l'occasion de pleurer pour un motif digne de ce nom.
Il n'y a pas si longtemps, du moins il me semble, on n'hésitait
pas à pédaler deux, voire trois heures d'affilée sous un soleil de
plomb sans avoir de bouteille d'eau ou de Gatorade
accrochée au cadre de son vélo; ce n'était peut-être pas très
sage, mais laissez-moi vous dire que, en fin de randonnée, dans les
bouches râpeuses, l'eau la plus plate devenait la plus sublime de toutes
les boissons. Oui! tout en vous décollant enfin la langue du palais,
cette vulgaire eau de robinet vous arrachait des plaintes de pure
jouissance orgastique! Rien que pour éprouver de nouveau cette
voluptueuse sensation, je me taperais volontiers une telle sortie. Aujourd'hui, le tour du pâté de maisons prend des allures
d'ascension «éverestienne» : il faut plus de temps pour se préparer
que n'en prendra la randonnée elle-même : bidons de jus pour s'hydrater
convenablement, moult «granoleries» pleines de tout ce qu'il faut pour
terminer le triathlon d'Hawaï frais comme une rose, téléphone
cellulaire, lunettes anti-UV, casque profilé, sacoches bien garnies, des
rustines («patches») pour mille crevaisons, selle coussinée à
souhait… là où l'on ne veut pas que ça fasse mal, guidon sur lequel
s'allonger afin de se rire du souffle d'Éole, parcours dûment étalonné,
c'est-à-dire mesuré avec grande précision («au poil de sœur grise»,
comme disait mon paternel), histoire de ne rien laisser au hasard, dépanneur
prévu à mi-chemin, alouette!... C'est ce qu'on appelle être prêt à ne
pas souffrir. J'exagère, bien sûr, pour les besoins de la cause, mais à
peine!
Il ne reste qu'à espérer un retour de balancier. In
medio stat virtus : le vrai, la sagesse se situent entre les deux extrêmes
décrits ci-dessus. Il ne s'agit pas de s'aventurer jusqu'aux frontières
de la mort, non! uniquement d'éprouver un brin les sensations qui font de
nous de pauvres mortels éphémères! Prendre le métro sans sa bouteille
d'eau, ça c'est du sport… extrême! Jean-Paul Lanouette dimanche 06 avril 2003
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