« En
passant... »
Textes de Jean-Paul Lanouette
Racisme à
rebours
Moi, Québécois «pure-laine» qui se targue d'être tolérant,
de savoir faire preuve de largeur d'esprit à l'égard de ses frères
et sœurs du genre humain qui appartiennent à d'autres cultures ou
font partie de ce que, par un maladif souci de rectitude politique
confinant au ridicule, on appelle les minorités «visibles», moi,
donc, j'eus un comportement raciste. Où ça? Quand? Mais pourquoi?
Et comment?
Rencontre-choc
Il y a de cela deux ou trois semaines, alors que je traverse
tranquillement la rue (à l'intersection, comme il se doit), un
automobiliste pressé manifestement adepte du stop à l'américaine
vient me «caresser» brutalement la jambe de son pare-chocs avant.
Je n'apprécie guère le procédé, voire pas du tout!
Comme je m'apprête, tout naturellement, à semoncer mon
presque écraseur, je m'aperçois que le type en question est un
homme sans âge, tout menu derrière son volant, auquel il se
cramponne à deux mains : un Asiatique! Visage lunaire de noir «lunetté»,
sourire plus grand que nature, toutes dents dehors, il ne cesse de répéter
: « O. K.? O. K.? O. K.?... » Eh bien! J'en suis baba : me v'là
complètement désamorcé, la bouche bloquée en position ouverte,
incapable d'exhaler le moindre son, fût-ce une plainte de douleur,
encore plus de proférer une injure bien sentie!
Je ne trouve rien de mieux à faire alors que de me pencher
pour frotter ma «patte» endolorie. Puis, agacé et gêné à la
fois par la cascade des « O. K.? », je rends les armes. D'un ample
geste rageur qui n'est cependant pas un bras d'honneur (quand même!),
je signifie son congé au «perroquet» demeuré sagement encagé
dans sa voiture. Je détourne ostensiblement la tête tout en la
secouant pour marquer la fin de notre rencontre, de même que ma
totale impuissance face à pareille situation… Derrière moi,
j'entends la voiture passer au ralenti. Les « O. K. ? » ont cessé,
enfin!
Une quinzaine de minutes plus tard, alors que je roule en métro,
adossé contre les portes – du côté non ouvrant – à me masser
le membre inférieur, ça me frappe en plein front : horreur!
serais-je raciste? Car, le diable m'en soit témoin, si mon gars de
tout à l'heure avait été un… Blanc, je l'eusse engueulé comme
du poisson pourri, c'est sûr. Alors, pourquoi ce traitement de
faveur? Le sourire figé du bonhomme? La crainte d'être perçu
comme un vilain raciste si j'avais osé manifester quelque
agressivité à son endroit? La peur de l'inconnu?... des fois qu'il
existerait une façon spéciale de passer un savon à un Asiatique
au pied trop pesant…
À moins que je n'aie
été victime du syndrome de la paternité par carte interposée!?!
Ça mérite explication, non? Disons que mon rapport à tout ce qui
est asiatique est sans doute faussé depuis l'enfance, ou plutôt
depuis le primaire. Reportons-nous au début des années cinquante.
À cette époque, les Chinois étaient de pauvres orphelins qu'on
pouvait «acheter», oups! je veux dire adopter en versant 25 ¢ à
la Sainte-Enfance. En échange de cette somme astronomique (pour
moi, en tout cas – aux fins de comparaison, je préciserai que la
séance de cinéma au chic «théâtre» Rex
de Contrecœur, le samedi matin, me coûtait un gros «castor» : 5
¢), oui! en échange d'un beau «trente-sous», la maîtresse d'école
nous remettait un bout de carton avec photo de l'heureux «adopté».
Depuis lors, inconsciemment, je dois voir dans tout Asiatique un peu
plus jeune que moi un fils potentiel. Blague à part, y'a de quoi être
un brin désarçonné quand on vient de se faire heurter par un type
qui pourrait être votre fils… «en vrai», celui-là!
Soyons sérieux
En situation de grand stress, on le voit, les beaux
principes d'ouverture à autrui
«prennent le bord», et quand cet autre
se trouve être, par surcroît, un «étranger visible», alors là,
c'est la panique! Je le confesse et le déplore : je fus raciste!
Cela veut-il dire que le prochain automobiliste négligent, Noir,
Blanc ou Jaune, à me faire le coup du pare-chocs aura droit, juré
craché! au traitement complet et «normal» de ma part? Si je réponds
oui, j'ai tout faux!
Double constat
Dans un premier temps, force m'est de constater ce qui
suit en ce qui concerne les deux protagonistes de la navrante
tranche de vie livrée ci-dessus, j'ai nommé mon asiatique
chauffard et sa victime, c'est-à-dire bibi. Les chances d'un échange
positif entre nous étaient nulles! Je vous le demande : comment
engueuler un type qui vous lance tout plein de « O. K.? » en
souriant? Que dire, sinon que «mon» mode de gestion de cette
situation à indice de stress très élevé et «le sien», de mode
de gestion, étaient manifestement inconciliables.
Dans un deuxième temps, après mûre réflexion et un peu de
glace sur ma jambe, j'ai finalement compris que, au départ, ma façon
de réagir à la situation était incompatible avec n'importe quelle
autre. Gueuler n'est jamais communiquer! Or, si ma manière n'est
pas bonne face à un Québécois de souche, elle ne sera pas
meilleure, a fortiori,
face à un Québécois «visible».
En guise de conclusion
En définitive, avant de promettre de réserver le
même traitement à tous mes écraseurs, j'aurais peut-être intérêt
à le revoir, ce traitement. Si je réussis à gueuler moins fort
contre un «invisible» aussi Blanc que moi, j'arriverai peut-être,
au moins, à dire quelques mots à un «visible» qui me mitraille
littéralement de « O. K.? » inquiets.