Bédés pas toujours… comiques
par
Irwin Pollock
(traduit,
ou plutôt très librement adapté par Jean-Paul Lanouette)
–
« Suis-je con ou quoi? » qu'ils doivent se demander, les
pauvres
Depuis
mon tout jeune âge, je confesse lire religieusement la page de
bandes dessinées que La Presse offre à ses lecteurs sur une base quasi quotidienne (en effet, il n'y
a que le samedi qui soit un jour « sans », mais, Dieu
merci! Foglia est là pour compenser). Tous traduits littéralement
de l'anglais, c'est-à-dire rarement adaptés à la réalité québécoise
francophone, ces comics se
révèlent parfois malaisés à comprendre, même pour un lecteur
parfaitement bilingue.
Ce
qui suit, c'est ma version – fortement personnalisée – d'un
« cri du cœur » lancé par Irwin Pollock, un collègue
de bureau. Oui! il s'agit bel et bien d'un cri du cœur de sa part,
d'une supplique bien sentie, inspirée par une situation que, tout
comme moi, il juge désolante, voire inacceptable.
Ce
n'est pas d'hier que les journaux francophones du Québec, dont La
Presse, « s'approvisionnent » en bandes dessinées
quasi exclusivement chez nos voisins américains, se contentant de
les traduire au bénéfice (?) des jeunes lecteurs de 8 à 88 ans.
Le problème, c'est que, à la lecture de leurs « comiques »
favoris, bon nombre de gens en viennent parfois à douter de leur
intelligence ou, ce qui est presque plus tragique, de leur sens de
l'humour; en effet, faute de traduction digne de ce nom, les blagues
et les jeux de mots originaux se trouvent souvent évacués de la
version « québécoise », et il ne reste alors plus rien
à comprendre, plus rien qui soit susceptible de faire rire ou
sourire…
À notre bureau, c'est devenu une sorte de jeu (ma foi
presque intéressant!) d'essayer de trouver, parmi toutes ces bédés
américaines traduites, quelque chose qui nous titille la rate; or,
quand cela se produit, c'est généralement que la bédé ne
comporte pas de… texte. Nous poussons le jeu un peu plus loin
lorsque, à nos yeux, le punch final d'une bédé n'est pas drôle du tout, tombe à plat ou
semble tout simplement n'avoir aucun sens. À partir de la
traduction souvent littérale, nous tentons de reconstituer le texte
original pour découvrir quelle était la blague voulue au départ,
et aussi pour voir comment le « traduiseux »
– sans doute pressé par le temps, ou un peu paresseux, à moins
qu'il ne soit tout à fait désintéressé par ce job ou, lâchons
le mot, incompétent –, oui! pour voir comment diable il a pu en
arriver à livrer pareille « platitude ».
Ce
qui mérite d'être fait mérite pourtant d'être bien fait, y
compris la traduction-adaptation des « petites tranches de vie
dessinées », non?
Tenez!
nous vous mettons au défi de vous « amuser », comme
nous, à deviner les mots anglais qui meublaient originellement les
phylactères (« bulles ») des bandes les plus absconses;
traduites à la va-vite, celles-ci n'ont plus aucun sens une fois
maladroitement servies dans la langue de Molière. Pour notre part,
nous n'arrivons pas toujours à déchiffrer ces hiéroglyphes du XXIe
siècle, et c'est frustrant, croyez-nous! Imaginez alors le nombre
d'enfants et d'adultes unilingues qui, sans le claironner autour
d'eux, doivent sûrement se trouver un brin stupides de ne pas
toujours saisir spontanément l'humour au premier degré de la
petite Philomène!
Il
convient de préciser que ce sont les jeux de mots qui donnent le
plus souvent lieu aux traductions « à côté de la plaque ».
Voici un exemple éloquent (Frank
et Ernest dans La Presse du
6 février 2004) :
Debout
devant sa classe, un professeur de création littéraire. À côté
du tableau noir, une « photo » du grand romancier américain
Ernest Hemingway. Le professeur dit aux élèves : « Quand
il s'agit d'écrire une prose simple et fluide, il y a la bonne façon
et la mauvaise façon et la Jacques Ferron. »
Qu'y
a-t-il à saisir là-dedans? Rien, hormis une rime malheureuse en
« on » (façon / Ferron). Voyons
un peu ce que disait notre enseignant en anglais : "When
it comes to writing lean, simple prose, there's the wrong way, the
right way and the Hemingway."
Tout s'éclaire! n'est-ce pas? Il s'agit d'un jeu de mots
s'articulant autour du mot way
(façon), qui constitue la dernière syllabe du nom du célèbre
auteur susnommé. En remplaçant Hemingway par Ferron, le traducteur
de service propose peut-être un auteur québécois, mais il passe
complètement à côté de la farce ou du type de farce, nous
offrant, en compensation, une misérable rime qui n'a rien d'amusant
ni de subtil. (Lorsque, comme dans le cas qui précède, une bande
dessinée se révèle intraduisible, voire franchement inadaptable,
il vaut mieux, plutôt que de pondre n'importe quoi, la laisser
tomber carrément pour passer à la suivante : simple question
de respect élémentaire du lectorat.)
Autre
exemple, encore plus révélateur, puisé celui-là dans le Cahier
« Affaires » du 22 janvier dernier (Dilbert) :
Un
patron demande à son employé ce que son dernier voyage lui a
appris de plus important. L'employé répond : « J'ai
appris qu'il y a des personnes auxquelles on ne devrait pas téléphoner
depuis un avion. » Puis, dans la troisième et dernière case de la
bande, on voit, en flash-back,
l'employé en question à bord de l'avion, en train de parler au téléphone.
« Allo! Jack! » qu'il dit, provoquant du même coup chez l'hôtesse
de l'air (à l'avant-plan de l'image) un écarquillement des yeux très
marqué et un resserrement de la bouche, manifestations d'émoi
flagrantes… Allez savoir pourquoi!
Il
est évident que tout cela ne voudra jamais rien dire pour celui ou
celle qui n'aura pas deviné que cet « Allo! Jack » est
la traduction mot à mot de "Hi, Jack", qui sonne
exactement comme hijack (détournement
d'avion).
À
présent, mettez-vous à la place du pauvre bougre qui, journal déployé
sous les yeux et café du matin à la main, doit s'avouer qu'il ne
la comprend pas, « celle-là ». Or, s'il ne la saisit
pas, la blague, c'est qu'il n'y en a plus, de blague! Il y en avait
bien une en anglais, mais elle a disparu comme par désenchantement,
thanks to une traduction
servile qui colle aux mots plutôt que de s'attacher à reproduire
les idées. Comment se fait-il que personne encore n'ait songé à
ARRÊTER LE MASSACRE?
Vous
n'êtes pas convaincu? Vous inclinez à croire à des cas isolés?
Voici donc trois autres perles à enfiler à la suite de celles qui
précèdent; vous aurez là de quoi vous faire un beau collier, pas
très brillant, certes, mais « pesant », ô combien!
1.
Frank et Ernest – 5
février 2003 :
La
scène se passe à l'Hôtel des Voyelles, où une des cinq voyelles,
le e, en apostrophe trois autres, soit i, o et u : « Hey!
vous trois, vous n'alliez pas vous sauver sans payer, n'est-ce pas?
Eh
bien! nous y voici pour de vrai, dans le domaine de l'intraduisible
et de l'inadaptable! En anglais, un IOU
(abréviation de I owe you)
est une reconnaissance de dette. En français, IOU, ça ne
correspond strictement à rien. À quoi pouvait bien penser la
personne qui a traduit cette bande littéralement? Il est clair que
la subtilité de la chose lui a échappé, sinon elle n'aurait
jamais osé commettre pareille insanité! Nous vous le demandons :
publier du « non-sens », sous quelque forme que ce soit,
n'est-ce point là faire injure suprême à ses lecteurs?
2.
Frank et Ernest – 29
décembre 2003 :
Une
diseuse de bonne aventure scrute sa boule de cristal pour voir ce
que réserve l'avenir au porc à l'air anxieux assis en face d'elle.
Voici ce qu'elle lui révèle : « Je vous vois jouant un
jeu avec des hommes qui portent des casques protecteurs… Oh! mon
Dieu… »
Ici,
la farce n'a de sens que si l'on sait qu'un ballon de football
s'appelle, en argot américain, pigskin
(peau de porc) – à l'origine, on fabriquait les ballons
ovales avec la peau de cet animal. Or, comme cette expression imagée
n'a pas d'équivalent en français, la blague ne passe pas :
essai raté!
3.
Frank et Ernest – 7
décembre 2003 :
Au
comptoir du bureau de poste, un homme portant une boîte de carton
se plaint au commis : « Hey, il manque la moitié des
choses que j'ai commandées! » Ce à quoi le commis répond :
« Ils les ont peut-être envoyées par poste partielle.
»
Pour
y comprendre quoi que ce soit, force est de traduire la réponse en
sens inverse, c'est-à-dire de retourner à l'anglais : "Maybe
they sent it by partial post." Ici, partial est une déformation voulue de parcel (les deux mots se prononcent presque de la même façon) –
qu'il suffise de préciser que parcel
post correspond, en français, à : service des colis
postaux. La « catchez »-vous?
Ça
vous suffit? Sinon, sachez que nous gardons en réserve plein
d'autres « morceaux de choix », tous plus affligeants
les uns que les autres! En effet, ce que, sans ménagement, nous
venons de vous faire voir là, dites-vous bien que ce n'est, hélas!
que « la pointe de l'asperge », comme disait l'autre.
Enough,
c'est assez! « Jusques à quand, La
Presse, abuseras-tu de notre patience? » Y a-t-il quelqu'un
dans la salle… de rédaction… qui, enfin, va se décider à
enfiler son bénard (« mettre ses culottes ») pour faire
cesser cette forme insidieuse de colonialisme – teintée
d'ignorance crasse – qui nous « magane la parlure et
grafigne la jarnigoine sans bon sens »? Vous savez, il devient
proprement insultant à la longue de se faire raconter des histoires
sans queue ni tête, fussent-elles grossièrement dessinées!
Au
nom des lecteurs et trices qui croient que « leurs » héros
de bédés méritent un meilleur « sort », nous vous
demandons, sinon des réponses, du moins des mesures correctives
marquées au coin de la diligence. Car il y a des enfants qui lisent
« vos » bédés, et ça va pas les aider côté langue
et estime de soi si l'on ne veille pas « au P. C. » à
rendre intelligibles ces petites cases illustrées dont, sans se méfier,
ils se nourrissent l'esprit… T'sé veux dire?!
Merci
d'avance de votre attention!