Un goût qui camoufle une envie?
(courriel à Robert
Dubuc, grand terminologue)
Cher vous,
Soucieux d'utiliser mes
pauses à bon escient, je lis une couple de vos très intéressantes
et toujours pertinentes chroniques dès que j'en ai la chance. C'est
ainsi que, hier, je suis tombé sur ce « avoir le goût +
infinitif » dont j'ai appris à me garder… à tort? Je vous
le demande…
Permettez-moi de vous
citer : « En matière d'anglicismes, la prudence conseille de
ne pas se battre contre les moulins à vent. J'aurais
le goût d'enfreindre ce précepte de prudence pour traiter
de ce qu'on pourrait appeler les anglicismes de mode. » (Passage
extrait de votre chronique Au plaisir des mots de mai 2000 : « Des anglicismes de mode ».)
Or, le croiriez-vous,
l'expression avoir le goût de + infinitif (de même que avoir
le goût que + subjonctif) serait (?) québécoise
jusqu'à la moelle. Il y a plus d'une vingtaine d'années, j'ai lu
quelque part (dans une chronique linguistique qui paraissait le
dimanche, il me semble), j'ai lu, disais-je donc, que, à une
certaine époque – pas si lointaine –, où le mot envie était
« mal entendu », et où grenouilles de bénitier et
rongeux de balustre sévissaient à une grande échelle (jusque dans
le jubé!), il valait mieux user du mot de goût pour
signifier ses inclinations ou penchants à ses semblables.
Comme serait sans
doute fondé à l'affirmer un bien-parlant « hexagonal »1,
ou, plutôt, comme pourrait fort bien dire tout francophone sans ancêtre
janséniste pour lui couper les ailes : « Quand on a le goût
du risque, on peut avoir envie de sauter en parachute.
»
Je vous cause de cela
comme ça en passant, nullement dans l'intention de vous reprendre,
mais plutôt par souci de vous communiquer un fait de langue
susceptible de vous intéresser. Si je me goure, n'hésitez pas à
me le faire savoir.
Ne vous départissez
pas du tubercule et, surtout, ne le laissez point choir, c'est-à-dire
: « Lâchez pas la patate! »
Je continue de vous
lire et, ce faisant, de me rafraîchir la mémoire et d'apprendre.
Merci du fond du cœur…
et du cerveau!
Jean-Paul
Lanouette, traducteur qui se veut agréable... et qui l'est forcément,
puisqu'il est agréé (excusez l'esprit de bottine : je suis en
pause, et j'aime bien déconner un brin, histoire de mettre du lâche
(du slack) dans la
courroie... avant que de devoir la resserrer pour entreprendre une
autre tâche à titre d'écrivant sérieux)
1. Note au bénéfice des lecteurs :
Un « Hexagonal », c'est un habitant de l'Hexagone,
appellation « géométrique » de la France – on aura
donc compris qu'un Hexagonal, c'est tout simplement (?) un « Français
de France »…
Quand le goût se substitue à tort à l'envie
Pour faire suite à mon
courriel d'il y a deux semaines, j'aimerais vous signaler que
l'expression avoir le goût
de + substantif est elle aussi québécisante dans certains cas.
Ainsi, l'on peut avoir
le goût du risque, mais pas le goût d'un bon hot-dog; dans ce
dernier cas, on dira mieux (?) : avoir envie d'un bon hot-dog.
Voilà!
Merci d'avance de votre
attention et, peut-être, de votre indulgence.
Jean-Paul Lanouette
Voici la réponse que m'a faite M. Dubuc :
Question de goût
Un lecteur attentif a eu l’obligeance de me faire remarquer
que la locution verbale avoir le goût de, suivie d’un
infinitif, utilisée dans une chronique antérieure, était un régionalisme.
Confessant mon ignorance, j’admets n’avoir jamais eu conscience
de ce particularisme, en cinquante ans de carrière d’éplucheur
de textes. Pourtant le Grand Robert (2001) en fait bel et bien état.
Le français général, y est-il dit ou à peu près, utilise plutôt
la locution avoir envie de.
Il est bon de connaître ces données et merci à mon
correspondant de m’avoir mis la puce à l’oreille.
Toutefois, en préférant goût à envie, nos ancêtres ont
peut-être obéi à un certain instinct esthétique. Le goût semble
en effet plus fin, plus
délicat que l’envie, plus brutale. De plus, la locution mise en
cause ne fait aucune violence aux sens du mot goût qui signifie,
notamment, inclination, penchant. On dit en ce sens avoir du goût
pour la grammaire; avoir un goût passionné pour la musique.
C’est ce sens que reprend la locution « incriminée », avec
cependant une nuance d’impulsion, qui la rapproche justement de sa
concurrente avoir envie de. En dépit du fait d’être juge et
partie dans ce litige, j’inclinerais à leur donner raison. Il
faut néanmoins être conscient que la cooccurrence avoir le goût
de n’est pas usuelle en français général.
De goût à goûter
Du substantif, on peut passer au verbe, qui lui aussi est
chargé d’un usage régional. Les dictionnaires notent en effet
que l’emploi de goûter avec un adverbe de qualité ou un complément
d’objet est un usage caractéristique du Nord de la France et de
la Belgique. Visiblement les lexicographes ignorent que cet usage
est aussi courant au Canada francophone. Cette soupe goûte bon; ce
vin goûte la fraise, voilà des tours qui sont loin de nous être
étrangers. En français général, on dirait : cette soupe a
bon goût; ce vin a un goût de fraise. Il n’y a là ni écart
syntaxique ni entorse sémantique. Un caprice de l’usage ? Toute
langue est farcie de caprices. Le français peut-être plus que
toute autre. Nous sommes ici en présence d’un problème de
niveaux de langue plutôt que d’une stricte incorrection. Goûter
bon, goûter mauvais; goûter la fraise ou le tabac rendent un son
populaire qui les écarte d’emblée des usages officiels ou
soutenus Pour le reste, autant en emporte le goût…
Cher
vous,
Merci infiniment pour votre réponse... à
la fois savante, subtile, pertinente et... « ménageuse »
de chèvre et de chou. Vous lisant depuis la belle époque de C'est-à-dire
(publication du comité de linguistique de Radio-Canada qui
accompagnait les fameuses fiches jaunes), je savais que vous n'étiez
pas homme à vous laisser démonter par une simple envie réprimée,
fût-elle camouflée en goût douteux.
Bien entendu, il n'y a rien à ajouter ni à
contester. Que peut-on contre l'usage? Si les bonnes gens ont,
disons-le, le goût d'utiliser
une expression qui n'a même pas réussi à vous faire tiquer au
cours de vos cinquante ans de carrière, j'imagine qu'il vaut mieux
nous faire à l'idée que journalistes et écrivains vont continuer
d'en émailler à l'envi leurs écrits. Ce qui me console, c'est de
savoir que j'aurai peut-être contribué, de modeste façon, à
faire en sorte que plus jamais on ne retrouve ce « avoir le goût
de + infinitif » malgré tout suspect sous la plume d'un
chroniqueur que je respecte au plus haut point. Heureux de vous
avoir mis au parfum de ce fait de langue, je vous prie de me croire
votre lecteur attentif.
Je vous laisse sur cette interrogation
existentielle qui, je l'espère, ne vous laissera point la bouche amère
: si un hot-dog peut avoir un goût de poulet, un poulet1
peut-il avoir le goût d'un hot-dog, c'est-à-dire envie d'en manger
un?
Jean-Paul
Lanouette
1. En passant…, on dit un
« poulet » en France, un « chien » au Québec,
and a "pig" in the U.S.
Re-scripsit
M. Dubuc :
Bonjour
Permettez qu'à mon tour, je vous remercie d'avoir éclairé ma lanterne.
Je ne crois pas aux dogmes en matière de langue, mais je crois
beaucoup à l'information. "Ménageur" de chèvre et de
chou, par nature, j'ai toujours essayé de comprendre et de peser le
pour et le contre avant de condamner. Votre intervention m'aura
servi à me rendre plus circonspect à l'égard du goût et de
l'envie. Quant à l'interrogation existentielle, je ne peux y répondre
faute d'une fréquentation significative du "poulet".
Merci encore de m'avoir fourni l'occasion de ce dialogue fructueux. Amicalement.
R. Dubuc
Cher vous,
Je vous écris pour
vous faire mes plus plates excuses, car je subodore, à la lecture
de votre dernier courriel, que ce qualificatif de « ménageuse »
de chèvre et de chou que j'ai accolé à votre réponse
n'a pas eu l'heur de vous titiller dans le bon sens.
Il est vrai que, sans
être péjorative, l'expression « ménager la chèvre et le
chou » sent un peu beaucoup le compromis (mais tout de même
pas la compromission!). Or, c'est évident, l'étiquette
« homme de compromis » n'est pas celle qui vous convient
le mieux; vous êtes en effet un communicateur hors pair qui sait
expliquer les choses en laissant au lecteur le soin de disposer. Je
bats donc ma coulpe : j'eusse pu trouver façon plus idoine de souligner
le caractère rassembleur de votre réponse.
Vous avez mille fois
raison de préférer l'information au dogme. En matière de langue,
la connaissance éloigne l'interdit, le rend inutile en quelque
sorte.
Portez-vous bien!
Jean-Paul Lanouette
Bonjour!
Je reviens m'immiscer dans votre paysage
virtuel une dernière fois, histoire de « vider » la
question de l'envie « revampée » en goût.
Relisant votre réponse à cet égard, j'ai
eu un flash. Quand vous dites : « Toutefois, en préférant goût
à envie, nos ancêtres ont peut-être obéi à un certain instinct
esthétique. Le goût semble en
effet plus fin, plus délicat que l’envie, plus brutale »,
vous mettez le doigt en plein sur le bobo.
Au Québec, l'envie a longtemps été liée
quasi exclusivement à la satisfaction des besoins organiques dits
naturels, à telle enseigne qu'on avait le plus souvent recours à
la forme absolue (envie tout court) pour signifier tout « appel »
de cette nature. En effet, il suffisait qu'une personne mentionnât
qu'elle avait envie pour que l'on sût illico à quel endroit elle
voulait aller. J'imagine que c'est de cette envie-là, de fort
mauvais goût, que les tenants du goût à toutes les sauces
voulaient et souhaitent peut-être toujours, inconsciemment ou pas,
se démarquer, du moins pour tout ce qui se passe ou se vit « hors
cabinet ». J'abonde donc dans votre sens : le goût est assurément
plus délicat que cette basse envie, parfois aussi pressante que
brutale...
Voilà! Comme vous avez certes envie d'un
peu de paix, je m'éclipse enfin de votre écran.
Portez-vous bien!
Jean-Paul
Lanouette
FIN…
Voici
l'adresse Internet permettant d'accéder à l'ensemble des
chroniques de M. Dubuc : http://home.ican.net/~lingua/fr/chroniques/index.htm