vendredi 05 juin 2015
A Jean
d'Ormesson, doyen de l'Académie
française
par Robert
Barberis-Gervais
Cher Maître,
J'ai pour vous
une grande admiration non
seulement pour votre oeuvre que
je n'ai lue qu'en partie mais
surtout pour l'élégance et le
style décontracté que vous avez
manifestés lors des débats
orageux auxquels vous avez
participé au moment où François
Mitterrand s'approchait du
pouvoir en 1981. Ils incarnaient
la Gauche et le Bien alors que
vous parliez au nom de la Droite
et de ce qui n'est pas le Bien
mais votre façon d'argumenter
sans aucune agressivité avec un
style que je qualifierais
d'empreint de noblesse et
d'intelligence empêchait les
ténors de la Gauche de démoniser
la Droite. Aujourd'hui, on
s'interroge beaucoup chez vous
en France et aussi au Québec sur
la pertinence de cette
distinction Gauche/Droite. La
Gauche qu'on appelle aussi
parfois sociale-démocratie croit
toujours incarner le Bien et un
amoureux des Lettres comme
Fabrice Luchini trouve cela bien
fatigant. Parlant des Lettres,
vous serez publié dans «La
Pléiade»: quel coup dur pour
votre modestie! Je vous ai vu
récemment à la télévision jouer
le rôle du Président de la
République dans le film de
Christian Vincent, «Les saveurs
du palais»: vous y êtes
parfaitement à l'aise. Vous
aurez 90 ans le 16 juin
prochain: je vous souhaite bonne
fête et la santé.
Vous avez été l'artisan de
l'entrée de Marguerite Yourcenar
à l'Académie, l'auteure
admirable du roman «l'Oeuvre au
noir» que j'ai fait connaître à
mes élèves du collège de
Sorel-Tracy et que j'ai donné en
exemple dans ma thèse de
doctorat guidée par Jean Marcel,
soutenue à l'Université Laval de
Québec en 1987 sur «l'espace
autobiographique de la fiction»
en suggérant que les personnages
de Zénon et d'Hadrien qui sont
bi-sexuels avec préférence
homosexuelle pourraient nous en
apprendre sur leur auteure. Au
collège de Sorel-Tracy, les
élèves furent initiés aux plus
grands, les poèmes de François
Villon, les «Essais» de
Montaigne, «la Princesse de
Clèves» de Madame de la Fayette,
«Le Misanthrope» de Molière et
parmi les contemporains, Julien
Gracq, «le Rivage des Syrtes» et
«Lettrines».
Vous étiez présent comme membre
de l'Académie française lors de
la réception dans cette auguste
assemblée de Dany Laferrière, un
Haïtien qui s'est exilé au
Québec, qui a vécu à Miami et
qui est un écrivain en langue
française fort estimable. J'ai
déjà polémiqué avec lui à propos
de l'instrumentation politique
de l'ancienne gouverneure
générale du Canada Michaëlle
Jean (qui, lors du 400è, était
présentée faussement comme la
descendante du fondateur de
Québec Samuel de Champlain et
qui citait aussi Gaston Miron…).
Mais je tiens à dire que je
partage entièrement et sans
réserve sa joie qui était
visible et contagieuse. Il a
cité Gaston Miron ce qui a donné
l'occasion à Bernard Pivot de
dire que s'il n'était pas mort
prématurément, l'honneur de
faire partie des Immortels
serait revenu à Gaston Miron.
Dans une entrevue que vous avez
accordée à Radio-Canada, on vous
a posé une question sur la
défense et illustration de la
langue française qui est le fait
des Québécois depuis toujours.
Vous avez fait notre éloge mais
vous, un gaulliste, vous avez
parlé du Canada et non du
Québec. Était-ce pour être
politiquement correct? Ce ne
sont pas principalement les
Canadiens qui se battent pour la
langue française, ce sont
surtout les Québécois. Alors je
considère que votre affirmation
selon laquelle la lutte pour le
maintien de la langue française
est le fait du Canada, en
insistant sur la pureté des A,
était choquante et saugrenue.
Pourquoi croyez-vous que nous
sommes indépendantistes monsieur
d'Ormesson? Les francophones
hors-Québec continuent de
s'assimiler à l'anglais. Le
français est en recul dans la
région de Montréal et sera
bientôt minoritaire sur l'île de
Montréal. Ça ne dérange pas le
moins du monde le premier
ministre du Québec Philippe
Couillard dont le Parti libéral
bénéficie d'un vote captif des
anglophones et anglophiles,
entendez les immigrants. Et le
premier ministre du Canada
Stephen Harper s'en soucie comme
de sa dernière chemise. Les
principaux défenseurs de la
langue française au Québec, qui
est au coeur de l'identité
québécoise, ce sont les
indépendantistes.
On parlait du Canada et des
Canadiens à Paris et ailleurs en
France lors de mon premier
voyage en France en 1965
(c'était en l'occurrence mon
voyage de noces). Mais il me
semble qu'en 2015, après le
«Vive le Québec libre» du
général de Gaulle en 1967, après
la loi 101 du Dr Camille Laurin,
après deux référendums en 1980
et 1995 (ce dernier ayant été
volé), après la déferlante des
artistes québécois en France,
des chanteuses à voix jusqu'à
Gilles Vigneault, vous devriez
savoir, vous Jean d'Ormesson,
que ce n'est pas le Canada qui
se bat pour la langue française
mais le Québec.
Il y a des circonstances où le
politiquement correct passe à
côté de la réalité historique et
conduit à des impairs. Je vous
en prie monsieur d'Ormesson
parlez dorénavant du Québec
quand vous ferez l'éloge de
notre pugnacité dans la
promotion et la défense de la
langue française. Vous ne
contribuerez pas à accréditer
les ambiguïtés politiques qui
favorisent le statu quo
incarnées par Dany Laferrière,
un écrivain aux identités
multiples, haïtien de patrie en
exil, mais aussi canadien par
son passeport, québécois par la
neige de Montréal, américain par
la chaleur de Miami, argentin
par Borgès, français par
l'Académie et par la langue
française, en somme citoyen du
monde comme les aiment les
multiculturalistes trudeauistes
comme les chefs du NPD et du
Parti libéral qui sont pour que
les femmes musulmanes portent le
niqab pendant la prestation du
serment de citoyenneté
canadienne. Le multiculturalisme
s'accommode fort bien des
identités multiples comme des
identités nulles des femmes qui
portent la burka.
En rendant hommage à son
prédécesseur Hector Bianciotti,
un Argentin comme Borgès, Dany
Laferrière a parlé dans son
discours d'intronisation de sa
terre natale, Haïti, et de
l'exil dans la littérature en
citant notamment René Depestre,
Émile Ollivier, Aimé Césaire et
Léopold Sédar Senghor. Il a
déclaré: « C'est un étrange
animal que celui qui vit loin de
sa terre natale. Ces écrivains
de l'exil ont donné un nouveau
sens au mot voyage. Je persiste
à croire que la bibliothèque est
le vrai pays de l'écrivain. »
Laissons de côté l'épée que vous
avez remise et les mondanités de
l'Académie française. Pour
Gaston Miron qui a été déclaré
membre posthume de l'Académie
française par Bernard Pivot et
qui est l'écrivain québécois par
excellence, le vrai pays est le
Québec. Puisque Dany Laferrière
a cité un extrait du poème
«Compagnon des Amériques» ce qui
signale chez lui un respect du
combat de Gaston Miron et une
façon bien oblique hélas de s'y
associer, il est suggéré de lire
en entier ce magnifique poème en
passant par Google. C'est dans
«L'homme rapaillé». Et d'écouter
sur You tube ce poème chanté par
Richard Séguin dont voici la
référence.
Compagnon des Amériques -
Richard Séguin (Gaston Miron)
► 5:20
www.youtube.com/watch?v=u_7LDvgqFwE
Compagnon des Amériques
Québec ma terre amère ma terre
amande (,,,)
je parle avec les mots noueux de
nos endurances (…)
je me ferai porteur de ton
espérance (…)
un homme de ta patience
raboteuse et varlopeuse (…)
dans la grande artillerie de tes
couleurs d'automne (…)
dans tes hanches de montagne (…)
salut à toi territoire de ma
poésie
Gaston Miron, Extraits de
"Compagnon des Amériques" ,
«L'homme rapaillé», Montréal,
Typo, 1996, p.101
Robert Barberis-Gervais,
Vieux-Longueuil,
vendredi 05 juin 2015
barberis@videotron.ca
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