Peuplier ou peuple plié.
De quel bois se chauffe la
francité québecoise?
«L’être
qui peut être compris est langue.»
H.G. Gadamer, Vérité et Méthode
Le constat général de la maîtrise
relâchée et approximative de la langue française au Québec est re/devenu un
poncif de salon. Plus d’un - dont Georges Dor, le fameux auteur entre autres
des beaux textes musicalisés Pays et paysages, Un homme libre et La complainte
de la Manic - y sont en effet revenus dans les dernières années. Aussi je
n’entends pas dans ces lignes procéder de nouveau à la démonstration de
l’évidence. J’irai donc droit à la question conséquente au diagnostic: Mais
comment diable! avons-nous pu accepter, comme collectivité, une démission sinon
une capitulation aussi généralisée, profonde, intériorisée?
C’est notre propre humanité -
notre dignité d’être pensant - que nous foulons aux pieds en accordant une
valeur si relative à l’instrument de la pensée. Instrument du penser d’abord,
certes; mais non moins outil fondamental, essentiel, à une vie émotive et
affective «intelligible» (intellegere => ligare, lien), et notamment
génératrice de rapports compréhensibles et compréhensifs entre les individus et
les nations. Quand on ne peut s’exprimer correctement, il ne reste plus en
effet que le cri ou le coup. Et ultimement, la griffe du loup. Au mieux
(quoique la chose ne soit pas même certaine), et à l’instar des morts
déambulant de Félix: l’incommunication. Forme d’excommunication par
l’intérieur.
Il est à se demander -
sérieusement - si l’humanité n’est pas en pente sur le versant descendant de
l’asymptote de l’évolution. Car il faut dire que si le problème se révèle
singulièrement prégnant chez nous, nous n’en sommes pas pour autant les uniques
«victimes» - quelque soumis et consentants que nous fussions. Quand des
sociétés entières refusent en quelque sorte (le phénomène est documenté)
d’assumer adéquatement la fonction suprême de l’être intelligent, qui est le
langage, c’est qu’il y a taire en homme comme il y aurait ver en pomme. Par
delà même des valeurs douteuses, voire criminelles (ave Saddam! ave Slobodan!),
et/ou des comportements ponctuels extrêmement discutables chez certains
individus ou sociétés, il m’est d’avis que c’est le cœur même de l’Homme que
l’on atteint ainsi à la faveur d’un pareil relâchement. Comme si le
«délangagement» (ou délanguissement) constituait le prodrome d’une forme de
désengagement vis-à-vis de notre statut phylogénique d’homo sapiens sapiens. Retour
à la barbarie? Et bientôt à l’animalité...?
De fait nous recommençons ici, au
Québec, à déployer la langue molle, incertaine, que nous utilisions massivement
il y a maintenant plus de trente ans. Toutefois, nous étions alors en pente
ascendante - en voie de sortie d’un long tunnel obscur et jusque-là embourbé
dans un marasme collectif bicentenaire. Il y avait donc espoir: on se dégluait
progressivement. «On se promettait», si je puis me permettre d’inoculer une
modalité intransitive à ce verbe. Or l’espèce de renoncement qui nous habite
désormais - de machouillement en déstructuration syntaxique, de promiscuité
confuse des genres (masculin/féminin, singulier/pluriel) en pauvreté de
vocabulaire, de l’anglaisement systématique en parler anacoluthe (aphérèses et
apocopes incluses) -, et que d’ailleurs nous semblons moins subir que sciemment
«choisir» (à l’instar de nos “caricatures d’humoristes” à la Martin Matte,
François Morency et autres Maxim Martin * made in TQS), m’apparaît
participer de cette reddition contemporaine plus globale.
Aussi, et en outre par opposition
à l’enseignement de l’anglais dès la première année de l’élémentaire (ainsi que
le suggérait godichement Jean Charest dans la dernière campagne électorale), il
faut, me semble-t-il bien modestement, amorcer sur-le-champ les plus grands
efforts en vue de la promotion de la qualité de notre langue derechef
cruellement enchevêtrée dans nos cordes vocales. Et ce à commencer par
l’embauche de maîtres et d’enseignants qui aiment celle-ci, la parlent et la
possèdent correctement ensuite et qui, enfin, la respectent véritablement.
C’est là une question éminemment politique dans l’acception la plus noble,
voire démosthénienne, du terme.
La connaissance réelle, solide,
affinée de la langue française n’est pas ici affaire d’élites ou de
hauts-lettrés débranchés du «vrai monde». Ni de coterie. Moins encore de
coquetterie. C’est une question de vie, farouche, ou d’inanition. Drûment.
Mais serait-ce au fond l’absence
d’un vrai pays qui en dernière analyse nous interdirait, ainsi prostrés dans un
No man’s land, l’appropriation gourmande, entière et légitime de notre propre
personnalité collective? Laquelle personnalité se voit définie d’abord par
cette langue que nous semblons, du bout des lèvres, refuser à moitié.
* Maxime, c’est sûrement trop français...
Jean-Luc
Gouin
Mai 1999