Souvenir de l'an
2000 : « Prends garde Sydney, me voici! »
« Attention! Attention! Le concurrent au dossard no 642,
Lanouette du Canada, est prié de se présenter immédiatement sur la
piste réservée au saut en longueur pour effectuer son sixième et
dernier saut! »
À quelque trente mètres
de moi se dessine la planche d'appel sur laquelle, soit dit en passant au
bénéfice de tous ces amateurs enragés en quête perpétuelle de
statistiques scabreuses, je viens de «mordre» à pleins crampons
– « Non! à pleines pointes!
» ne manqueraient pas de corriger d'une seule et même voix Guy Bertrand,
le doux Ayatollah radiocanadien, et Paul Roux, Grand Correcteur à La Presse –, planche sur laquelle, disais-je, j'ai «mordu» cinq
fois d'affilée, la vache! Hier, tous s'en souviennent, j'ai pourtant réussi
avec une facilité déconcertante à me hisser au rang enviable de
finaliste en exécutant, tenez-vous bien, un saut de huit mètres
cinquante-quatre, une paille!
(c'est-à-dire, en québécois, un
pet!)… Mais laissons donc de côté ces pures banalités pour ne
considérer que l'instant présent, une minute privilégiée de par son
essence.
Une fois encore, je fais le vide complet autour de ma personne, les
yeux fixés sur cette fosse de sable non mouvant où se sont tout de même
enlisés, voire engloutis bien des espoirs, puis je démarre tel un
bolide. Je sens la foule qui délaisse la course pour m'envelopper de son
admiration, j'augmente sensiblement la cadence à m'en péter les rotules
sous le menton, je mets toute la gomme, je fonce, quoi; peut-être l'éclatante
feuille d'érable qui me tache de rouge le maillot décuple-t-elle mes
possibilités, mais j'en doute; à vrai dire, ce sont mes amis, mes
parents qui m'assistent, me portent, et c'est eux que je voudrais tant ne
pas décevoir, oui! c'est à eux que je me dois de ramener une médaille,
véritable insigne de hautes performances. Je suis toujours sur ma lancée,
j'approche à toute vitesse de la ligne, plus que dix mètres, je ne pense
plus à rien sinon à sauter loin, plus loin encore que jamais auparavant;
enfin la voici, cette planche de malheur, et, oh! miracle! je n'y touche
point, mes pieds mercuréens s'arrachent du sol, mon corps tout entier se
trouve propulsé vers l'avant.
Je survole l'inerte étendue de sable qui, malgré les élégants
«sparages» de l'officiel affecté au râteau, est encore marquée des
essais précédents, c'est ça, je vole, que dis-je? je plane, je dois être
beau à voir, sublime à regarder, tout dieu
du stade que je suis!
Déjà mon vol plané tire à sa fin, et j'allonge désespérément
les jambes, histoire de le prolonger au max : quelques précieux centimètres
encore s'égrènent sous moi, et je retombe superbe, avec élégance,
pour… me retrouver cul par-dessus tête au pied de mon lit, l'air hébété,
et n'ayant d'ensablé que le regard. Quelle déception se fait jour en
moi, combien grande est ma détresse…
D'un coup, je venais de franchir la limite du rêve pour atterrir
lourdement dans la plus aberrante des réalités. Je jouis cependant d'une
certaine consolation; en effet, mon record ne sera peut-être pas homologué,
mais ce ne sera sûrement pas à cause d'un vent trop favorable – plutôt
parce que cette mienne «prestation» onirique que fut ce saut mi-virtuel,
mi-réel trahit une imagination par trop fertile et on ne peut plus débridée
ayant osé se manifester au grand jour, fût-ce sans l'aide de drogues... Jean-Paul
Lanouette, 52 ans* * Ouais! 52 ans (en l'an 2000)! En Australie où, dit-on, tout – depuis les saisons jusqu'à la circulation automobile, en passant par l'écoulement de l'eau par la bonde d'une baignoire –, où tout, donc, est à l'envers ou se fait en sens inverse, ça me donne… 25 ans, âge «rêvé» pour un sauteur en longueur un peu… «sauté»! Voilà qui est proprement renversant, pas vrai? Personnellement, j'en demeure tout… retourné! 25 novembre, 2002 |